jeudi 26 novembre 2015

La mécanique de la désespérance


Il nous a semblé que l'article de Nacira Guénif paru dans l’hebdomadaire Politis à la suite des tragiques attentats de Paris et Saint-Denis apportait un éclairage intéressant sur la nécessité d'une remise en question politique qui s'impose plus que jamais afin de déterminer les responsabilités partagées.

Jean-Claude Vitran et Jean-Pierre Dacheux

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Nacira Guénif : La mécanique de la désespérance

Mercredi 18 novembre 2015, propos recueillis par Sasha Mitchell. Article paru dans Politis

Directrice de l’ouvrage collectif la République mise à nu par son immigration (La Fabrique), la sociologue Nacira Guénif analyse la mécanique de la désespérance dont souffrent de nombreux jeunes Français issus de l’immigration et préconise une réponse par la solidarité afin de regarder plus loin que le terrorisme.

Quel est le terreau du terrorisme en France ?

Nacira Guénif : Penser que les attentats du 13 novembre sont une atteinte à la civilisation occidentale est erroné. Il s’agit du résultat d’un processus long de plusieurs décennies, d’une intensification de la violence politique, de la violence sociale et de la violence d’Etat. Les motivations des tueurs ne se résument pas à « nous venons venger nos frères syriens », c’est plus profond que cela. Il faut à tout prix éviter de tomber dans le piège du nous sommes parfaits, nous sommes vertueux et nous demander pourquoi aucune politique n’a réussi à assécher le terreau qui fait que nous produisons des terroristes « maison ». Ce n’est pas exogène, ni un corps étranger, mais en partie le résultat de la mécanique de la désespérance. Que nous soyons saisis par l’horreur est légitime. Et il ne s’agit pas de dédouaner ces personnes, qui sont complètement responsables de leurs actes. Mais il faut reconnaître aussi la responsabilité collective, politique, sur le long terme ; celle de la suspicion perpétuelle, de la disqualification systémique durant la scolarité, lors de l’accès à l’emploi et au logement, au fil des relations avec les administrations, les autorités élues, les représentations de l’Etat, à commencer par la police et la justice.
Arrêtons-nous un instant sur ces deux pouvoirs régaliens qui tournent au régime d’exception.
Depuis des décennies, les jeunes habitants arabes et noirs des quartiers sont harcelés par la police lors de contrôles d’identité au faciès sans que cela n’émeuve personne. Ce serait leur lot, dicté en quelque sorte par leur sexe masculin, supposé porté sur un virilisme violent et incontrôlable, et leur couleur de peau, noire ou basanée. Ils sont donc tenus pour responsables du fait qu’ils sont constamment « serrés » par des agents de police prompts à l’excès de zèle, voire à céder à un racisme ambiant.
Contre toute attente dans un état de droit, ce climat a pour conséquence l’absolution des policiers, l’impunité vis-à-vis de leurs comportements indignes et violents à l’égard de cette jeunesse racialisée ou lors de passages à l’acte meurtriers devenus routiniers : quinze morts suspectes et violentes aux mains de la police par an.
Et c’est dans ces circonstances que la justice prend le relais en prononçant des non-lieux au terme d’interminables instructions entachées d’erreurs et d’omissions, en relaxant des coupables, des agents de police responsables de gestes qui ont tué ou d’actes et de décisions qui ont conduit à la mort, comme l’illustre le verdict, en mai dernier, concernant les policiers impliqués dans la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Ces causes réelles peuvent devenir autant de prétextes fallacieux à des actions violentes une fois travesties dans le discours d’une théocratie de façade.
Si nous refusons d’admettre la continuité des causes et des mécanismes d’entrée dans la violence meurtrière – quand certains jeunes en France et en Europe subissent l’impasse des humiliations et des fins de non-recevoir, et sont rendus enragés par le chaos géopolitique qu’ils contemplent et décryptent selon une grille de lecture délirante qui préempte l’islam –, je ne vois pas de solution, et ça continuera inexorablement.
La lecture psychologisante des « terroristes », mise au service d’une bonne conscience occidentale et française campée sur ses positions de belligérant dans son bon droit et détentrice de la bonne analyse du Moyen-Orient et de l’Afrique, fait désormais partie du problème à résoudre. Il faut appliquer une analyse plus complexe, sinon nous ne ferons qu’alimenter la spirale de la haine et son corollaire : une politique de la peur complaisante et irresponsable.

Les mesures sécuritaires et liberticides prises à la suite des attentats du mois de janvier s’inscrivent à l’opposé de cette « analyse complexe » …

Arrêter de s’illusionner sur l’efficacité des systèmes de surveillance devient urgent. Les habitants ordinaires ne sont pas protégés lorsqu’ils sont traités sans discernement par un instrument de surveillance devenu omnipotent. Ceux mis en place depuis janvier n’ont servi à rien, et la solution n’est pas de rendre invivable l’espace démocratique. La police à chaque coin de rue, l’armée, il ne faut pas que cela devienne banal, car le climat de peur est alors entretenu.
Si nous continuons à dire que nos valeurs sont en danger sans nous remettre en question, le problème ne se réglera pas. Et il ne suffit pas de rappeler ce qu’est la laïcité, c’est au mieux une « mesurette », au pire un alibi pour justifier le nouveau tour d’écrou qui se prépare contre les libertés individuelles et collectives.
Il est urgent d’admettre le visage de la société française et de ses citoyens que nous voyons. Il est celui de ces spectateurs du Stade de France qui ne comprennent pas qu’on les ait contenus à l’intérieur, alors que les attaques avaient lieu à l’extérieur, mais aussi celui de ces tueurs déterminés qui ne voient pas la mort qu’ils sèment.
Ne pas voir ces contradictions, ces tensions, revient à ne pas pouvoir construire une réponse politique que l’intensification de la surveillance diffère. C’est ce que traduit ce deux poids deux mesures du régime de liberté sous condition pour les populations des quartiers populaires et d’un régime inconditionnel pour les privilégiés. Prétendre faire la guerre pour sauver la liberté comme principe pendant que des libertés ordinaires, mais précieuses, seront bafouées par des lois liberticides est une position intenable et indéfendable.

Quelques heures après les attaques, il était déjà implicitement, voire explicitement, demandé aux Français de confession musulmane, comme en janvier, de s’en dissocier. Cela ne fait-il pas qu’alimenter la suspicion et l’idée selon laquelle chaque musulman est un terroriste potentiel ?

Les présumés musulmans n’ont pas à être interpellés pour qu’on leur demande de se désolidariser des assassins. C’est se tromper d’analyse, se tromper de cible que de persister dans ce ton accusateur. Est-il nécessaire de rappeler que les Français de confession musulmane vont de nouveau se retrouver particulièrement exposés à des atteintes verbales et physiques ? Ils sont les premiers à payer, à la suite de ce genre d’action, le prix d’une islamophobie devenue routinière. Celle-ci est minorée au nom d’une supposée impérieuse hiérarchisation des racismes, qui continue de présenter l’antisémitisme comme le seul fléau qui vaille d’être combattu en France.
L’esprit qui existe depuis des décennies, ravive après les attentats de janvier, et qui consiste à dire que les musulmans n’appartiennent pas à la nation, qu’ils sont de faux Français, va perdurer s’il n’y a pas un sursaut contre l’islamophobie ordinaire et ses effets pervers parmi ceux qui prétendent défendre l’islam et ses « vrais » croyants.

La France compte six millions de musulmans, citoyens ou habitants, migrants ou réfugiés, et ils n’ont pas tous vocation à devenir des tireurs déchaînés. Il faut rappeler la juste proportion des choses et la réalité multiforme des musulmans, loin du fantasme d’une communauté homogène et fanatisée.

Les réfugiés, qui sont déjà victimes d’amalgames et dont l’accueil risque d’être rendu encore plus délicat, ne seront-ils pas les autres victimes collatérales de ces actes ?

Il est important de rappeler que les réfugiés fuient justement les massacres perpétrés dans leur pays par ceux au nom desquels des tueurs prétendent agir ici. Encore une fois, il ne faut pas se tromper : ces personnes-là ne vont pas tout d’un coup se transformer en terroristes, et les éléments relevés dans l’enquête ouverte après les attentats ne doivent pas conduire à des généralisations hâtives. Ces théories sont le fruit d’une stratégie d’intoxication de l’information qui empêche une action raisonnée.
Par ailleurs, tenir un discours assumant que des vies valent davantage que d’autres est devenu obscène, les massacres sont présents partout et les morts déplorées se valent toutes. Rappelons que, la veille des attaques à Paris, un attentat à Beyrouth faisait 41 morts et 200 blessés, qu’on dénombre 83 morts et plus de 7 000 blessés palestiniens depuis début octobre, et que la centaine de morts à Ankara est déjà oubliée, recouverte par d’autres monceaux de cadavres.
Ces théâtres de violence apparemment distants ne doivent pas conduire à sous-évaluer certaines vies et à en oublier tant d’autres qui sont fauchées, souvent par les mêmes mécaniques guerrière et la même militarisation de l’espace démocratique. Cela revient à disqualifier certaines vies, que ce soit celle des migrants et des réfugiés morts en Méditerranée ou celle des dizaines de milliers de civils tués en Syrie, en Irak et en Palestine, ou encore au Yémen, un théâtre de guerre qui n’intéresse personne ici.

Quelles solutions, au niveau national, sont envisageables pour sortir de cette période très difficile par le haut ?

Aucune solution ne suffira seule et ne sera efficace immédiatement. L’entrée dans ce cycle est ancienne, la sortie en sera longue. Il faut dès à présent en penser la possibilité en renonçant aux injonctions moralisatrices, au rappel à l’ordre étatique qui ne questionne pas sa légitimité et aux accusations faciles. Commencer par Établir la cartographie des responsabilités partagées, des décisions différées, des lâchetés entretenues et des dénis de droit dans la société française, mais aussi très au-delà dans le monde. Car, seule, la France ne peut déjà plus rien : c’est ce qu’ont compris les services de renseignement et ce que peinent à comprendre ou à accomplir les coalitions populaires.
Ce sont des défis que seules des solidarités entre peuples, et souvent contre leurs Etats, peuvent relever en adoptant leur propre agenda, en l’imposant avec détermination et clairvoyance, en regardant plus loin que le doigt du terrorisme pour dévoiler la lune des droits fondamentaux bafoués, des inégalités destructrices et des libertés soumises à condition de loyauté aveugle.
Il est temps de demander des comptes à des Etats réduits à l’impuissance par le capitalisme débridé que rien ne semble inquiéter, pendant que la confiscation des richesses est l’un des terreaux les plus féconds du passage à l’action violente armée.
Le terrorisme est la diversion idéale lorsqu’il s’agit de protéger des profits contre les attentes légitimes de celles et ceux qui veulent qu’enfin le partage soit engagé. Pendant que les zones nommées « pays utiles » économiquement continuent de prospérer, la vie des gens est dédaignée et mise en coupe réglée.
C’est l’ensemble de cette chaîne de causalités et de responsabilités qui doit être exposée pour définir des modes d’action. Pas seulement pour déjouer les attentats, mais pour en finir avec les attentats à la vie que sont l’enrichissement indécent de quelques-uns et l’illusion entretenue sur les causes du malheur du plus grand nombre.
Le rendez-vous maintenu de la COP 21 pourrait être la prochaine scène de revendications fortes, si l’on veut bien admettre que la géopolitique actuelle s’est forgé dans le terrorisme islamiste un ennemi idéal bien commode pour ne pas parler des destructions à venir qui feront autant sinon plus de morts. Qu’on ne s’y trompe pas : le terrorisme est devenu le meilleur allié du capitalisme. C’est contre cette alliance qu’il faut s’élever en parlant d’une écologie politique qui reste à inventer.

Nacira Guénif, sociologue et Professeure à l’université Paris 8

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