mercredi 17 juillet 2013

Pourquoi et comment les élections cessent d'être libres en France


On peut non seulement affirmer que les élections cessent progressivement d'être libres en France mais que la démocratie y régresse brutalement.

Il n'y a là aucun sujet d'étonnement ! La démocratie disait Derrida est « toujours à venir »1 et Pierre Rosenvallon a titré l'un de ses livres : La démocratie inachevée2. Autrement dit quand la démocratie stagne, elle s'éteint peu à peu.

Jacques Rancière s'avance plus avant en rappelant que «  Dans son principe, comme dans son origine historique, la représentation est le contraire de la démocratie »3. Il rejoint là Rousseau qui affirme : « Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. »4 Jacques Rancière a poussé même l'analyse jusqu'à prétendre que « Fondée sur l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui, la démocratie n'est ni une forme de gouvernement qui permet à une oligarchie politico-financière guidée par ses experts de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise ». C'est dire, sans détours, qu'il y a totale incompatibilité entre la démocratie et le capitalisme5. Mais c'est aussi dire que la représentation, telle qu'elle nous est proposée par le système médiatico-financier, est illégitime !

On a pu, durant des décennies, voir dans la montée du suffrage universel un progrès des idéaux démocratiques. En 1848, le suffrage universel (masculin) supprime le suffrage censitaire ; (il ne rendra du reste pas impossible la montée de l'impérialisme napoléonien).

En 1945, - seulement en 1945 ! -, les citoyennes « obtiennent » le droit de vote ; il y avait longtemps que les Turques pouvaient voter (en 1929), et, bien avant, les Néo-zélandaises (en 1893), et les Australiennes (en 1902), ou les Suédoises en (1919) ! Bref, la France fut rétrograde et il faudrait tout un livre pour mesurer les conséquences de cette minoration de la citoyenneté féminine durant des décennies !6

Le droit de vote à 18 ans a été voté en France en 1974. En Allemagne, des propositions ont été soumises au Bundestag en 2003 et 2008, et soutenues par plusieurs députés de tous partis, selon lequelles les mineurs auraient le droit de vote, qui devrait être exercé par les parents du mineur par procuration.

La recherche du droit de vote de tous les humains vivant de façon stable sur un territoire donné conduit à s'interroger sur le droit de vote des étrangers. L'article 4 de la Constitution du 24 juin 1793 (jamais appliquée) accordait la citoyenneté « à tout étranger qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l'humanité ». On en est loin ! Une nouvelle fois, la France est en retard sur nombre de ses voisins ou autres pays dits démocratiques.7

Mais venons en à ce qui entraîne la France vers l'abandon de la démocratie véritable, via le recours à des pratiques électorales qui, année après année, bloquent la recherche du bien commun au profit des détenteurs des moyens financiers permettant de circonvenir l'opinion publique.
Octave Mirbeau, en 1888 écrit, (dans le Figaro de l'époque ! Aucun périodique ne le publierait de nos jours !), La grève des électeurs8 et, pour fêter le centenaire de la révolution, il écrit, le 14 juillet 1889, Prélude (en fait un violent pamphlet contre le général Boulanger). Il dit attendre « la république qui n'est pas encore venue » et vise à « délivrer l'individu de l'intériorisation de la domination ».
On peut dresser la liste des causes de cette illusion démocratique qui conduit le peuple à céder le droit de s'autogouverner que lui accorde la Constitution française :
1 – Le retour à la monarchie, constitutionnelle ou républicaine. La présidentialisation des institutions est une focalisation du pouvoir sur un seul homme ! C'est l'installation d'un système où tous les responsables politiques doivent se soumettre au chef, s'ils le soutiennent, ou le critiquer sans nuances s'ils veulent l'abattre.

2 – La bipolarisation radicale de la société politique. L'élection du président de la république ou des parlementaires de l'Assemblée nationale au suffrage uninominal à deux tours érode toutes les minorités et ne leur laisse aucune chance de peser sur les choix principaux. Elle génère un bipartisme de fait.

3 – La dépolitisation des représentants élus. Ils deviennent des professionnels faisant passer leur mandat avant le service du pays. Ainsi se perpétue le cumul des mandats dont la limitation fort timide, récemment votée, - mieux eut valu le mandat exécutif unique, non renouvelable plus de deux fois ! - pourrait fort bien être abolie, au moment de sa mise en œuvre en 2017, à l'occasion de la prochaine élection présidentielle !

4 – La médiatisation acharnée via des officines et des entreprises de presse. Aux mains de financiers, voire de marchands d'armes, les journalistes à trop peu d'exceptions près, sont employés non pour que les citoyens s'informent mais pour qu'ils lisent les événements comme il sied aux puissants de les voir interprêtés.

5 – L'exacerbation d'un nationalisme moderne. Contradictoires avec l'européanisation de la jeunesse, en rupture avec les politiques énergétiques des pays voisins, cherchant plus que jamais à fonder l'autorité internationale et le poids diplomatique de la France sur ses capacités militaires (et notamment nucléaires), les gouvernements qui se succèdent vivent d'un passé révolu.

6 – La négation des défis écologiques ! N'est pas prise en considération l'évolution rapide et considérable d'un monde confronté à des bouleversements que jamais l'humanité n'avait rencontrés.

7 – La confusion des pouvoirs. Sans qu'il leur soit nécessaire d'être élus par les Français, de grands managers, financiers, banquiers constituent une puissance politique dont l'influence ne peut être contestée par les dirigeants du pays. Les uns commandent et les autres donnent le change. L'art politique devient ainsi de rendre crédibles et de justifier des décisions impopulaires au nom d'un pseudo intérêt général fort éloigné du bien commun !

8 – La manipulation des mots droite et gauche ! Les contenus de ces vocables ont cessé d'être pertinents. La droite n'est plus que le lieu où se protègent des intérêts privés. La gauche a cessé d'être le lieu où l'on défend le monde du travail. Ces mots sont usés et ont fait leur temps. Cependant « l'exploitation de l'homme par l'homme » perdure ! Se définir « de droite » (on peut l'oser à présent!), c'est subordonner la politique à l'économie et cela garde sens. Par contre, s'afficher« de gauche » (sans mettre en cause le système économico-libéral!) n'a plus de sens qu'ancien ?

9 – La contestation du travail salarié. L'emploi n'est pas toute l'activité humaine, plus vaste et plus indispensable, souvent, que le travail en entreprise ! Fonder les revenus sur le seul emploi n'est du reste plus tenable puisque le chômage croît dès que le surplus de production devient possible sans main d'œuvre supplémentaire. Nous abordons la « fin du travail », annoncée depuis des décennies9 et que nous nous refusons de regarder en face10.

10 – La distension inimaginable de l'écart entre riches et pauvres. Ce gouffre vertigineux, que nul ne songe à combler, est, de fait, accepté aussi bien par des élites de gauche que des élites de droite. Aucune élection n'est à même de permettre de jeter un pont entre les deux rives de cet univers social disproportionné et désarticulé.

Pourquoi et pour quoi voter dès lors ? Ne pas peser sur l'organisation de la vie publique et voter quand même n'est plus qu'une obéissance à un devoir civique vain ! Voter pour éviter le pire, au lieu de choisir ce que l'on désire, détruit l'idée démocratique elle-même ! Voter pour des candidats qui ne disposent pas des mêmes moyens de faire connaître leur pensée aux électeurs est inégal, injuste voire inique ! Sans restauration des conditions d'une votation équitable, il n'est plus utile de voter. Ce n'est, sinon, que participer à un jeu où s'affrontent des usurpateurs huppés. C'est donc accepter d'être manipulé, trompé, fanatisé et non point d'être maître de sa voix.

On est mort pour pouvoir voter. C'était au temps où le nombre pesait autant, parfois plus, que les trésors des prévaricateurs. Il n'est plus besoin, à présent, d'acheter des électeurs. Il suffit de les leurrer, duper ou séduire. On dispose, pour cela d'outils nouveaux, de moyens publicitaires efficaces et redoutables. Nombre d'électeurs se détournent alors des isoloirs dès qu'ils constatent que ce que l'on veut obtenir d'eux c'est non leur avis mais leur soutien, fut-il très temporaire, au moment du vote ! Tout peu se dire mais rien ne change avant, pendant et après une élection. On change de personnel, parfois de méthode mais les grands sujets restent tabous ; on n'y peut toucher. La politique commence pourtant quand le peuple s'exprime, pas quand il se démet de ses responsabilités au profit de ceux qui ont su le convaincre de leur confier ses intérêts.

Comment parvenir à relancer la dynamique de la démocratie ? Beaucoup de citoyens renoncent. La difficulté leur apparaît trop grande. Pourquoi réussirait-on, à présent, à atteindre des rives qu'on n'a jamais touchées durablement ?

Parce que le réalisme échoue. Parce que l'utopie cesse de l'être si elle est essayé et aboutit. Parce que les penseurs et les écrivains ne sont bafoués qu'un temps. Parce que l'événement commande et oblige les plus intraitables à renoncer à leurs idées de propriétaires de vérités toutes faites. Parce qu'agir en politique n'est pas se faire élire et adhérer à un parti, c'est faire bouger les pensées de ceux qui nous entourent. Parce que c'est modifier son propre mode de vie s'il n'est que la conséquence de conditionnements qu'une saine critique anéantit. Parce que le pouvoir fondé sur la force ne tient pas longtemps. Parce que la démocratie véritable commence en devenant le maître de sa propre vie.

Et cela commence par la lucidité : oui, «  les élections cessent progressivement d'être libres en France ». Il faut le dire, l'exposer, le prouver, afin d'y remédier. Entre cette révolte pacifique et la résignation (ou la mort), il y a le choix des choix à faire. L'évidence, c'est que c'est possible !


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1 Derrida Jacques, L'autre cap, Paris, Minuit, 1991.

Rosanvallon Pierre, La démocratie inachevée, Paris, Gallimard, 2001.


4 Rousseau Jean-Jacques, Contrat social, II, 1, p. 368, Paris, Gallimard, « la Pléiade », 1959-1969, 4 vol.

5 Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005.

6 Notons que La première Constitution "moderne" ne fut pas celle des États-Unis d'Amérique, qui date de 1787, mais la Constitution corse, qui remonte à 1755. Elle fut créée par Pasquale Paoli, et retint l'attention de Jean-Jacques Rousseau. Cette constitution accordait le droit de vote aux femmes de plus de 25 ans. La Corse fut ainsi l'une des premières nations du monde à considérer la femme comme citoyenne. La Corse, cédée par Gènes à la France, ne devint française qu'après une conquête (sous Louis XV) qui ne fut définitive qu'en 1796, Bonaparte étant passé par là...


8 Mirbeau Octave, La Grève des électeurs, Paris, éditions Allia, 2009 (réédition).

9 Rifkin Jeremy, La fin du travail, Paris, La Découverte, 2005.


10  Collectif, avec préface de Dominique Méda, Le travail quelles valeurs ?, Paris, éditions Utopia, 2012.

Jean-Pierre Dacheux et Jean-Claude Vitran

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