mercredi 14 mars 2012

Le fichier de trop ... celui des « gens honnêtes ».



Le 6 mars, l'Assemblée Nationale a adopté, en dernière lecture, une loi destinée à mettre en place une nouvelle carte d'identité dite Carte Nationale d'Identité Electronique (CNIE).

Cette CNIE sera munie de deux puces RFID1, l'une régalienne permettant l'identification du possesseur de la carte, l'autre, commerciale, destinée au commerce électronique. Pour la gestion du système, il est prévu la création d'un fichier centralisé (TES2) localisé au ministère de l'intérieur et qualifié de fichier des « gens honnêtes » par son promoteur Jean-René Lecerf.

Ce fichier conservera les données d'identité des personnes - nom, prénoms, adresse, signes particuliers, etc... deux photos numérisées de face et de profil et les empreintes digitales sous forme numérisées.

La décision finale revenant, selon la Constitution à l'Assemblée Nationale, cette adoption s'est faite contre l'avis du Sénat qui voulait minimiser la portée liberticide de la loi. Aussi 120 parlementaires ont déposé un recours contre la loi au Conseil Constitutionnel.

Les débats ont duré près d'une année, le Sénat annulant le vote des députés à quatre reprises, on peut, sans préjuger de la décision des Sages du Conseil Constitutionnel, s'interroger sur la légitimité d'une loi votée par une seule chambre du Parlement.

L'examen de la loi a donné lieu à de nombreux retours sur une histoire récente qui à laisser des traces dans la mémoire collectives des Français.

Le sénateur UMP François Pillet, rapporteur de la loi a affirmé qu'un tel fichier central « est susceptible de constituer, s’il n’est pas entouré des garanties requises, une bombe à retardement pour les libertés publiques » et il a ajouté : « Démocrates soucieux des droits protégeant les libertés publiques, nous ne pouvons pas laisser derrière nous un fichier que, dans l’avenir, d’autres, dans la configuration d’une Histoire dont nous ne serons pas les écrivains, pourront transformer en outil dangereux et liberticide (…) Que pourraient alors dire les victimes en nous visant ? (…) Monsieur le Ministre, je ne veux pas qu’à ce fichier, ils puissent alors donner un nom, le vôtre, le mien ou le nôtre. »
En effet, il n'est pas inutile de remettre en mémoire, le 27 octobre 1940, jour où le gouvernement de Vichy rendit obligatoire la « carte d'identité de Français », même si aujourd'hui, la CNIE n'est pas obligatoire, mais, seulement, comme le passeport, nécessaire pour circuler en dehors du territoire national, à court terme, l'ensemble des citoyens sera dans le fichier car qui aujourd'hui ne sort pas du périmètre national ?

Cette création de Vichy avait été préparée par plusieurs tentatives de généralisation, notamment en 1921, par la préfecture de police et en 1935 par le ministère de Laval. Dans les fichiers permettant de délivrer la carte, figure, à partir de 1942, la mention d'acquisition de la nationalité, la qualité de « juif » et le numéro d'inscription au répertoire national d'identification des personnes physiques (NIR). Comme de nombreuses autres lois, elle n'a pas été abolie après-guerre. Elle est amendée et redevient non obligatoire avec le décret n°55-1397 du 22 octobre 1955.

François Pillet de rajouter : « comment peut-on protéger un fichier comprenant les données personnelles et biométriques de 60 millions de Français d’un détournement de l’usage auquel il est destiné ? ».

L'histoire des dernières années lui donne raison car le FNAEG3, créé en 1997 pour ficher les empreintes génétiques des criminels sexuels, a ainsi depuis été élargi aux simples suspects de la quasi-totalité des crimes et délits. Aujourd’hui, près de 70% des gens qui y sont fichés n’ont jamais été condamnés pour ce qui leur a valu d’être fiché et rien n’empêchera d’élargir le fichier des « gens honnêtes » à de nombreux autres usages. On envisage de créer le permis de conduire biométrique, la carte vitale biométrique, dont les données pourraient être stockées dans le même fichier centralisé, un nouveau SAFARI4 en quelque sorte, et le ministre de l'intérieur n'a pas caché ses intentions d'utiliser le fichier pour des dispositifs de reconnaissance faciale à partir des caméras de surveillance en affirmant lors du débat à l'assemblée Nationale : « La reconnaissance faciale, qui n’apporte pas, à l’heure actuelle, toutes les garanties de fiabilité nécessaires, est une technologie qui évolue très rapidement : on peut donc penser que, très bientôt, elle sera aussi fiable que la reconnaissance digitale ».

Deux raisons concomitantes concourent à l'adoption de cette loi :
1) La détermination de l'État, affirmée par son représentant, de vouloir tout savoir sur les citoyens qui sont considérés comme potentiellement dangereux, tricheurs et fraudeurs. Le développement du fichage et du traçage policiers – 36 fichiers en 2006, plus de 80 aujourd'hui, plus de 42 lois sécuritaires en 10 ans – et la centralisation au « ministère de l'intérieur », ce que tous les État démocratiques ont refusé, sont la preuve que nous sommes entrés dans une société de surveillance généralisée et que la France est en passe de devenir un État policier.
2) La volonté du monde industrio-financier de faire du marché des technologies biométriques la vitrine du savoir faire français, sans se préoccuper des libertés et des droits fondamentaux. Sur les 31 personnes auditées dans le cadre du rapport sénatorial sur la CNIE, 14 d'entre elles représentaient le GIXEL (groupement professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques). D'ailleurs le paragraphe 5 de ce rapport a pour titre : « Des enjeux économiques, financiers et industriels à prendre en considération » et le rapporteur François Pillet d'écrire : « Les représentants des industries œuvrant dans le domaine de la sécurité numérique et biométrique, regroupées au sein du GIXEL (les 14 mentionnés ci-dessus) ont insisté sur le fait que la carte nationale d'identité électronique pourrait contribuer au développement économique de la France, notamment par les effets positifs de la sécurisation de l'identité dans les échanges commerciaux. Ils ont aussi fait valoir que l'absence de projets en France, pays qui a inventé la carte à puce et possède les champions du domaine, ne permet pas la promotion internationale d'un modèle français de gestion de l'identité. Leurs succès à l'international, face à une concurrence allemande ou américaine seront plus nombreux, s'ils peuvent s'appuyer sur un projet concret national ».
En effet, les principales entreprises mondiales du secteur sont françaises, dont 3 des 5 leaders mondiaux des technologies de la carte à puce, et réalisent 90 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation.
Le titre « Proposition de loi relative à la protection de l'identité » est lui aussi sujet à caution. Dans le rapport sénatorial, il est affirmé que les usurpations d'identité, alibi de la loi, seraient au nombre de 210 000 par an, mais aussitôt le rapporteur met un bémol en affirmant : « un chiffre ... qui appelle les plus grandes réserves » en citant les chiffres officiels fournis par l'ONDRP 5 : « En 2009, près de 13 900 faits constatés de fraudes documentaires et à l'identité ont été enregistrés par les services de police et les unités de gendarmerie » soit 1,4 usurpations pour 6 500 personnes. Pour compliqués et pénibles que soient les problèmes posés par les usurpations d'identité, ils ne touchent qu'une petite minorité de personnes dont ils ne mettent pas en cause l'intégrité et, à ce titre, ne peuvent, dans tous les cas, aliéner les libertés et les droits fondamentaux de la majorité. Le principe de proportionnalité, prévu par la loi, n'est pas respecté par ces dispositions disproportionnées. 
 
Il faudrait aussi pour une vraie protection de l'identité que les puces RFID soient sûres, inviolables, mais ce n'est pas le cas. Ces composants électroniques sont assez facilement reproductibles avec un matériel et une technicité ordinaires et n'offrent pas la sécurité qui est vanté par les techniciens et l'administration.

Enfin, la présence de deux puces, l'une régalienne pour l'identification du possesseur de la carte, l'autre commerciale pour le commerce électronique pose un problème de mélange de finalité qui n'est pas conforme aux lois en vigueur.

Comme on le voit, les problèmes sont multiples et importants et on ne peut pas laisser un fichier aussi dangereux au regard de la législation et du respect des libertés et des droits fondamentaux être installé dans notre pays.
Ce fichier est un brûlot qui mis dans de mauvaises mains, comme on l'a, malheureusement, déjà vécu dans le passé, pourrait être utilisé pour caractériser et discriminer des pans entiers de la population et remettre profondément en question la démocratie dans notre pays.

Nous ne devons pas accepter le développement de cette société policière liberticide et mettre rapidement fin à ces dérives.

Jean-Claude Vitran et Jean-Pierre Dacheux


 Fichés, vous êtes fichus ! Fuyez !


1 RFID – Radio Frequency Identification – Identification par radiofréquence – Puce munie d'une antenne pour échange de données sans contact – le passe navigo est muni d'une RFID.
2 TES : Titres Electroniques Sécurisés – il comprendra dans un premier temps les données personnelles concernant les CNIE et les passeports biométriques. Ensuite certainement les permis de conduire biométriques et ...
3 FNAEG : Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques
4 SAFARI : Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus. Interconnexion des fichiers nominatifs de l'administration française. La révélation de ce projet a entraîné une vive opposition populaire, ce qui a incité le gouvernement à créer la CNIL. 
http://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_automatis%C3%A9_pour_les_fichiers_administratifs_et_le_r%C3%A9pertoire_des_individus
5 ONDRP : Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales



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